IX
REPOUSSEZ L’ABORDAGE !

En escaladant l’échelle qui pendait au flanc énorme de la Royal Anne, Bolitho imaginait trop bien ce qui l’attendait. Des gens s’étaient rassemblés en foule sur les pont et la dunette, passagers et marins, isolés ou par petits groupes, mais tous réunis par les regards qu’ils portaient sur lui puis sur les marins qui le suivaient.

Bolitho s’arrêta pour ajuster son sabre à son côté et surtout pour remettre de l’ordre dans ses pensées. Tandis que Tyrrell faisait aligner ses hommes, il examina longuement le bâtiment. Le pont était encombré de débris, gréement et espars brisés, laizes entières de toile déchirée. Le bâtiment roulait lourdement, d’où il conclut qu’il avait embarqué quantité d’eau dans ses cales.

Un homme de grande taille à la démarche gauche, vêtu d’une veste bleue, s’approcha de lui et le salua.

— Je m’appelle Jennis, monsieur, maître d’équipage et le plus ancien à bord.

— Où est le patron ?

Jennis lui montra la lisse d’un geste las :

— Passé par-dessus bord pendant la tempête et vingt autres avec lui.

Bolitho entendit un bruit de bottes dans une échelle de descente et se raidit en voyant arriver une silhouette familière qui écartait les autres pour venir à lui. C’était le général Blundell, impeccable comme toujours, mais qui portait cette fois deux pistolets à la ceinture.

Bolitho toucha le bord de sa coiffure :

— Je suis surpris de vous voir ici, sir James – il essaya de dissimuler son dépit. J’ai l’impression que vous avez quelques soucis.

Le général commença par jeter un regard circulaire sur le spectacle avant de s’arrêter sur l’Hirondelle dont les voiles battaient mollement.

— Et je suis en retard en plus ! aboya-t-il. On n’aurait jamais dû autoriser ce foutu bateau à prendre la mer.

Il lui montra du doigt le maître :

— Et cet imbécile n’est même pas capable de faire régner l’ordre !

Bolitho se tourna vers Tyrrell :

— Prenez vos hommes, allez inspecter l’état de la coque et dressez-moi un état des avaries. Et rondement !

Il s’arrêta un instant sur un groupe de matelots qui attendaient nonchalamment près du panneau avant, incapables de suivre le mouvement du navire, les veux vides, indifférents aussi bien à son arrivée qu’au désordre qui régnait partout.

— Il a fallu utiliser les pistolets, monsieur, lui expliqua le maître d’une voix précipitée : quelques-uns des hommes se sont affolés quand la tempête a éclaté. Nous avons toute une cargaison de rhum et d’autres alcools, ainsi que de la mélasse et du café. Pendant que nous autres on s’activait, ces gars-là et quelques passagers ont forcé les soutes et se sont mis à boire – il fut pris soudain d’un grand frisson. Avec les femmes qui pleuraient, qui criaient, le bateau qui nous tombait dessus et le capitaine Harper passé par-dessus bord, j’pouvais pas veiller à tout.

— Vous n’êtes qu’un incapable, hurla Blundell ! J’aurais dû vous faire fusiller pour incompétence !

Quand les premiers hommes de l’Hirondelle arrivèrent au panneau, les matelots ivres semblèrent revenir à la vie. Ils se mirent à leur crier des injures, tentèrent de leur barrer le passage. De l’avant, une main inconnue lança une bouteille qui vint s’éclater contre un anneau de pont, constellant de gouttelettes de sang la poitrine d’un marin.

— Allez-y, monsieur Tyrrell ! cria brusquement Bolitho.

Le second lui fit un signe et ordonna :

— Détachement ! Sortez les couteaux !

Il prit son pistolet et le pointa sur le groupe.

— Abattez quiconque essaiera de s’opposer à nous ! Bosco, emmenez-les en bas et mettez-les aux pompes !

Un matelot essaya de s’enfuir, mais le bosco lui assena un coup de plat sur la tête.

— Il y a beaucoup à faire, monsieur Jennis, dit Bolitho. Mettez l’équipage au travail et remplacez déjà votre misaine. Faites mettre toutes les embarcations à la traîne ; nous pourrons allonger les blessés sur le pont et mon chirurgien va s’occuper d’eux.

Il attendit que le maître eût donné ses ordres avant de continuer :

— Quel est votre armement ?

Jennis lui montra vaguement on ne sait quoi.

— Pas grand-chose, monsieur, douze six-livres et quelques pierriers. Nous cherchons surtout à éviter la bagarre, les pièces sont là pour nous permettre de nous défendre contre des boucaniers ou des pirates – il leva les yeux, l’air un peu étonné. Pourquoi me demandez-vous cela ?

Le général Blundell l’interrompit :

— Allez au diable, faut-il que je reste planté là pendant que vous discutez des bricoles de cette épave ? J’en ai subi plus que je ne saurais tolérer, et…

— Sir James, le coupa Bolitho sans manières, il y a un corsaire ennemi dans le nord. Il nous suit probablement. Ces bricoles, comme vous dites, seraient fort utiles si l’ennemi arrive jusqu’ici.

Et il tourna les talons, la tête haute. On entendait le claquement des pompes, Tyrrell avait les mutins bien en main.

— Allez voir à l’arrière, dit-il à Stockdale, et regardez si vous trouvez quelque chose.

Blundell avait perdu sa belle assurance :

— Un corsaire ? Et il nous attaquerait ?

— L’Hirondelle n’est pas très grosse, monsieur. L’ennemi est deux fois plus fort que nous.

— Eh bien, grommela le général, c’est toujours mieux que rien. Si vous devez combattre, ce sera au moins pour la bonne cause.

Bolitho fit semblant de ne pas avoir entendu ; Tyrrell remontait sur le pont.

— Je suis allé sonder dans les fonds. La coque prend eau régulièrement, mais on dirait que les pompes arrivent à étaler. C’est un bazar indescriptible, en bas. Les portes des chambres ont été brisées, il y a des ivrognes partout et j’ai trouvé deux morts, tués à coups de couteau.

Il fronça les sourcils en voyant le maître d’équipage qui houspillait ses gens pour dégager les espars.

— Il a dû se ronger les sangs – et, voyant la mine de Bolitho : Que faisons-nous ?

— Votre commandant fera son devoir, répondit Blundell. Si nous sommes attaqués, il défendra ce bâtiment et ses passagers. Vous aviez besoin qu’on vous le dise ?

— Ce n’est pas de vous que j’attendais cette précision, lui répondit froidement Tyrrell.

— Combien y a-t-il de femmes à bord ? les coupa Bolitho.

Il regardait Stockdale qui s’employait à contenir et à calmer les dames, mais il entendait à peine ce qu’il leur racontait.

Et il y avait aussi des enfants, plus qu’il n’avait cru.

— Mais, pour l’amour de Dieu, combien de temps allez-vous rester ainsi ? cria le général, presque aussi rouge que sa tunique. Qu’est-ce que ça peut bien faire, qu’il y en ait tant ou qu’elles aient les yeux de telle couleur ?

Il ne réussit pas à aller plus loin : Tyrrell s’interposa, tête baissée, si bien qu’il lui touchait presque le front.

— Regardez-moi, mon général, le capitaine a raison. L’ennemi peut faire de nous ce qu’il veut, et ce bâtiment ne vaut pas tripette.

— Je n’en ai rien à faire, et je me vois obligé de vous répéter que je ne tolère pas vos manières !

— Un avertissement, mon général ?

Tyrrell se mit à rire en silence.

— Sans votre présence à Sandy Hook, l’Hirondelle aurait fini de caréner et aurait repris la mer un mois plus tôt. Et, dans ce cas, vous vous seriez retrouvé tout seul, assis sur votre cul comme un gros tas de lard – il durcit soudain le ton. Alors, faites bien attention à vos manières à vous, mon général.

Bolitho s’était écarté de quelques pas et n’écoutait que distraitement leur dispute. Une fois de plus, l’intervention mal à propos de Blundell allait les mettre en fâcheuse situation, mais cela ne changeait rien à la réalité des choses. Il dut se retourner pour cacher son désespoir : leur seule chance était de ne pas être retrouvés par le Bonaventure, de parvenir à remettre un peu de toile sur ce malheureux bâtiment et à s’enfuir le plus vite possible.

Le maître d’équipage vint le rejoindre à l’arrière.

— J’ai mis les hommes à s’occuper de la nouvelle misaine, monsieur, mais nous n’avons guère de toile de rechange à bord, en tout cas qui soit prévue pour ça. C’est un bâtiment de la Compagnie, nous devions subir un grand carénage à notre arrivée à Bristol. C’est ce qui explique que nous soyons partis avec un équipage réduit et un seul officier.

Il se passa la main sur la figure.

— Si vous ne nous aviez pas trouvés, je crois que les hommes seraient devenus fous et se seraient mutinés. Il y a d’honnêtes gens parmi les passagers, mais aussi une jolie bande de brigands.

Le choc d’une poulie contre le mât d’artimon fit lever les yeux à Bolitho. Les lambeaux de toile et le pavillon bariolé de la Compagnie s’agitaient. Il fronça le sourcil, le vent fraîchissait. Pas beaucoup, certes, mais cela rendait les choses encore un peu plus difficiles.

Il avait pourtant une maigre chance de ne pas se tromper. Mais, s’il prenait la mauvaise décision, cela risquait seulement de causer davantage de souffrances aux passagers.

Il sortit sa montre, en souleva le couvercle : ils avaient moins de quatre heures de jour devant eux.

— Monsieur Tyrrell, faites mettre immédiatement les embarcations de la Royal Anne à la mer. Envoyez un message à Graves : je veux immédiatement les canots et cinquante hommes. Il nous va falloir travailler comme des diables si nous voulons remettre ce bâtiment en état de naviguer.

Il attendit que Tyrrell et le maître d’équipage fussent partis avant de poursuivre :

— Sir James, il faut que j’aille voir de quoi nous avons besoin.

Le général le rappela :

— Si, comme vous le craignez, l’ennemi apparaît, avez-vous l’intention de partir en nous plantant là ? – le ton était presque menaçant : Et peut-être vos ordres écrits vous épargneront-ils la disgrâce pour avoir pris cette décision ?

Bolitho s’arrêta net et se tourna vers lui :

— Ma réponse à vos deux questions est non, sir James. Si nous en avons le temps, je vais transférer tous les passagers et les marins de la Royal Anne à mon bord.

Les yeux du général lançaient des étincelles.

— Quoi ? Vous voulez abandonner la cargaison et partir ?

Il avait l’air parfaitement incrédule.

Bolitho détourna les yeux vers les embarcations bossées le long du bord. Un semblant d’ordre régnait depuis que ses hommes avaient repris les choses en main.

Il aurait dû comprendre depuis longtemps ce qui se passait : le général avait mis son butin à bord. Mais cette découverte le calmait étonnamment. Il réussit même à sourire en répondant :

— Je suis sûr, monsieur, que vous comprenez combien nous devons nous hâter, pour deux bonnes raisons !

— Ça au moins, s’exclama Tyrrell qui était revenu, ça lui ôtera le vent des voiles !

— Je ne plaisante pas, continua Bolitho. Si nous arrivons à remettre en route avant l’aube, nous avons de bonnes chances de nous en tirer. Il est bien possible que le Bonaventure ait changé de route après nous avoir perdus et, dans ce cas, il est peut-être déjà à plusieurs milles.

— Mais vous n’en croyez rien ? demanda Tyrrell en lui jetant un coup d’œil.

— Non.

Il s’éloigna un peu pour éviter un tas d’espars brisés que des hommes tiraient d’une embarcation comme des serpents enlacés.

— Ce qui m’inquiète, ce n’est pas le quand, c’est le si.

Tyrrell lui montra la lisse.

— Graves nous envoie un premier détachement – il fit la grimace. Cela va laisser l’Hirondelle sans trop de monde à bord, à peine de quoi manœuvrer.

Bolitho haussa les épaules.

— Si l’équipage avait été réduit de moitié par la fièvre, les autres auraient bien été obligés de se débrouiller. Maintenant, ajouta-t-il, occupons-nous des dames. J’imagine qu’elles vont se faire encore plus de souci que le général.

Il y en avait une cinquantaine, entassées à l’arrière, mais soigneusement séparées en fonction de leur rang dans un monde à part. Des jeunes et des vieilles, des laides et des jolies. Elles regardaient Bolitho en silence, comme s’il avait jailli des flots, tel un messager de Neptune.

— Mesdames – il se passa la langue sur les lèvres en voyant une jeune fille d’une beauté éblouissante lui faire un sourire radieux et dut se reprendre. Mesdames, mesdemoiselles, je regrette les inconvénients de votre situation, mais nous avons beaucoup de choses à faire pour vous permettre de poursuivre votre traversée sans encombre.

Elle continuait de lui adresser ce sourire direct, amusé, exactement ce qui le remplissait de confusion depuis toujours.

— Si l’une d’entre vous est blessée, mon chirurgien fera son possible. Nous sommes en train de vous préparer un repas et mes hommes monteront la garde autour de vos appartements.

— Mais capitaine, demanda la belle, croyez-vous que l’ennemi va venir ?

Sa voix était pleine d’assurance, elle parlait d’un ton calme qui trahissait l’éducation et la race.

— C’est toujours possible, répondit-il en hésitant un peu.

— Quelle réponse, fit-elle en montrant des dents parfaites, quelle pensée profonde dans la bouche d’un jeune officier du roi !

Quelques-unes de ses compagnes souriaient aussi, d’autres se mirent à rire.

— Excusez-moi mesdames, fit sèchement Bolitho – il lança à la jeune fille un regard incendiaire. J’ai à faire.

Debout derrière lui, Tyrrell réprima un sourire. Il se souvenait de ce que lui avait dit Stockdale : « Quand il est en colère, vaut mieux passer au large. » Ce coup-là, le capitaine était en colère, fou de rage. Tant mieux, se dit Tyrrell, ça lui évitera de penser aux vrais dangers qui nous menacent.

Une servante lui prit le bras :

— ’Vous d’mande bien pardon, m’sieur, mais y a une dame qu’est en bas et qui se sent pas bien, elle a beaucoup de fièvre.

Bolitho s’arrêta :

— Envoyez chercher le chirurgien.

Il se raidit en voyant la jeune fille s’approcher de lui, le visage grave.

— Je vous demande pardon de vous avoir mis en colère, capitaine. Je suis impardonnable.

— En colère, moi ? fit Bolitho en jouant avec la boucle de son ceinturon. Non, je ne vois pas…

Elle lui effleura la main.

— Non, vous vous êtes remis, capitaine. Je vous vois différemment à présent : peu sûr de vous, mais jamais pompeux.

— Lorsque vous aurez terminé pour de bon…

Elle le reprit sans même élever la voix :

— Les autres femmes étaient proches de l’hystérie, capitaine. En un éclair, la tempête nous a ballottées comme des poupées de chiffon, et puis il y a eu ces cris, des bruits de bagarre. Les hommes se battaient entre eux, pour s’arracher de quoi boire, pour nous voler nos affaires. Ils avaient perdu tout sens commun – elle baissa la tête. C’était horrible, vous ne pouvez pas imaginer.

Relevant ses yeux, des yeux d’un violet profond, elle poursuivit :

— Là-dessus, il y a eu un cri. Quelqu’un disait : un bateau ! Un bâtiment du roi ! et nous sommes tous montés sur le pont malgré le danger – elle se détourna pour contempler la mer. Et puis, vous êtes arrivé. Cette petite Hirondelle ! C’en était presque trop pour la plupart d’entre nous. Si je n’avais pas fait ces pitreries à vos dépens, je pense que quelques-unes se seraient effondrées.

Bolitho sentait ses défenses s’écrouler.

— Euh oui, enfin… c’est exactement cela.

Il tripotait la garde de son sabre. Il aperçut Dalkeith qui passait et qui lui jeta en passant un coup d’œil bizarre.

— Vous réfléchissez vite, madame.

— Je sais un certain nombre de choses, capitaine. J’ai observé votre regard lorsque vous discutiez avec votre second et Sir James. Le pire est encore devant nous, n’est-ce pas ?

— En fait, lui répondit Bolitho en haussant les épaules, je n’en sais rien.

En entendant le général qui s’en prenait à un marin, il ajouta :

— Et cet homme-là me pèse déjà assez comme ça.

Elle fit une petite moue moqueuse :

— Sir James ? Je vous concède qu’il est parfois difficile.

— Vous le connaissez ?

Elle commença à revenir vers le groupe des femmes.

— C’est mon oncle, capitaine.

Et elle éclata de rire.

— Vous devriez dissimuler davantage vos sentiments ! Sinon, vous ne deviendrez jamais amiral !

Tyrrell remontait sur le pont :

— Je viens d’aller voir cette femme, en bas. Elle est malade, mais Dalkeith fait le nécessaire – il fronça le sourcil en le voyant. Vous allez bien, monsieur ?

— Pour l’amour de Dieu, répondit Bolitho, exaspéré, arrêtez donc de me poser des questions idiotes !

— Bien monsieur – il sourit en regardant la jeune fille qui se tenait plus loin près de la lisse. Je comprends, monsieur.

Un grand bruit les fit se retourner comme un seul homme, Bolitho aperçut un panache de fumée qui s’échappait lentement d’une pièce bâbord de l’Hirondelle.

Le général arriva d’une descente et cria :

— Que se passe-t-il ?

— C’est un signal, monsieur, lui répondit calmement Bolitho. Ma vigie a aperçu l’ennemi.

Et il ne s’occupa plus ni du général ni des autres pour concentrer son esprit sur l’important. D’une certaine façon, la nouvelle était presque un soulagement.

— Monsieur Tyrrell, le Bonaventure va mettre plusieurs heures pour afficher ses intentions. D’ici là, il fera trop sombre pour attaquer. Pourquoi le ferait-il ? Il lui suffit d’attendre l’aube et de frapper.

Tyrrell le regardait, muet, fasciné par cette voix égale.

— Si le vent ne tourne pas contre nous, continua Bolitho, nous aurons le temps de transférer les passagers à bord de l’Hirondelle. Je veux que tous les canots soient mis en œuvre et que tous ceux qui ne sont ni blessés ni malades fassent honnêtement leur devoir.

— Je comprends – Tyrrell le regardait d’un œil impassible. Vous repoussez l’abordage ! ne pouviez pas agir autrement, mais j’en connais bien d’autres qui les auraient laissés à leur sort.

Bolitho hocha négativement la tête.

— Non, vous n’avez pas compris. Je n’ai pas l’intention d’abandonner la Royal Anne ni de la couler pour éviter qu’elle soit prise.

Tyrrell serrait les mâchoires, le regard soudain inquiet.

— J’ai l’intention de rester à bord avec soixante volontaires. Ce qui adviendra ensuite dépend largement de ce que fera le capitaine du Bonaventure.

Il n’avait pas pris garde au fait que tous les autres étaient regroupés autour de lui, mais se retourna en entendant le général s’exclamer :

— Non ! Vous ne pouvez pas risquer ce bâtiment et sa cargaison ! Je préférerais vous voir damné !

Bolitho sentit un frôlement de soie contre son bras et entendit la jeune fille qui disait tranquillement :

— Restez calme, mon oncle. Le capitaine a l’intention de faire plus qu’oser – elle le regardait droit dans les yeux. Il a l’intention de mourir pour nous. N’est-ce pas assez, même pour vous ?

Bolitho salua d’un bref signe de tête et se dirigea à l’arrière. Il entendit la grosse voix de Stockdale qui se ruait pour couvrir sa retraite. Il devait réfléchir, bâtir un plan seconde par seconde jusqu’au dernier moment, celui où il allait mourir. Il s’arrêta pour se pencher contre le tableau sculpté. Mourir… Était-ce trop tôt pour lui ?

Rempli de colère, il se retourna pour ordonner :

— Dites à tous ces canots de commencer à charger immédiatement ! Les femmes et les enfants, puis les blessés !

Il jeta un coup d’œil derrière le maître d’équipage et aperçut la jeune fille qui le regardait.

— Et personne ne discute !

Il se dirigea de l’autre bord pour observer l’Hirondelle. Qu’elle était jolie à voir ainsi, alors qu’elle passait par le travers ! Il allait bientôt voir lui aussi la voile ennemie à l’horizon. Il se rapprochait, comme un chasseur qui attend l’hallali. Et il y avait tant à faire : des ordres pour l’Hirondelle qui devait rejoindre Antigua, peut-être même une courte lettre pour son père, mais pas uniquement cela. Il devait rester calme, consacrer encore un peu de temps à admirer son bâtiment, graver son image dans sa mémoire avant qu’il ne lui fût arraché.

Bolitho était toujours plongé dans sa contemplation lorsque Tyrrell arriva au rapport. Toutes les embarcations disponibles étaient occupées aux opérations de transbordement des passagers et de l’équipage à bord de la corvette.

— Nous allons être encore plus encombrés que lorsque nous avons récupéré les Tuniques rouges – il hésita avant d’ajouter : J’aimerais rester avec vous, monsieur.

Bolitho n’arrivait pas à le regarder.

— Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Ce qui est en jeu, c’est bien plus que votre propre vie !

Tyrrell essaya de lui sourire.

— Hector Graves ferait un excellent commandant, monsieur.

Bolitho lui fit face :

— Il va vous falloir combattre quelques-uns des vôtres.

— Je savais que vous le pensiez, répondit le second en souriant – il lui montra des marins de l’Hirondelle occupés à transporter une vieille femme dans un canot. Les voilà, les miens. Alors, puis-je rester ?

— Volontiers, fit Bolitho.

Il ôta sa coiffure et se passa la main dans les cheveux.

— A présent, je vais aller écrire ses ordres à Graves.

— Ohé, du pont ! Voile travers bâbord !

Ils se jetèrent un bref regard et Bolitho dit tranquillement :

— Activez vos gens. Je ne veux pas que l’ennemi voie ce que nous sommes en train de faire.

Tyrrell le suivit des yeux un moment et murmura pour lui-même :

— A vos ordres, commandant.

Il entendit un cri perçant : c’était la jeune fille qui avait mis Bolitho hors de lui et qui tentait de franchir le cordon de marins.

— Elle ne veut pas partir, monsieur ! cria un bosco.

Elle lui donnait dans le bras de grands coups de poing qu’il semblait ne pas sentir.

— Laissez-moi ! cria-t-elle à Tyrrell, je veux rester ici !

Il lui fit un grand sourire et montra du doigt le canot. Elle eut beau lancer des coups de pied et se débattre, on l’empoigna solidement et elle passa par-dessus la lisse sans plus de cérémonie qu’un paquet de soie brillante.

Le ciel s’était assombri lorsque Bolitho remonta sur le pont avec une enveloppe scellée pour le dernier canot encore le long du bord. Tous les autres avaient été hissés, le bâtiment semblait soudain calme et vide.

Il prit une lunette et la pointa par le travers. Le Bonaventure était visible à présent, à six milles environ. Mais il avait déjà réduit la toile, attendant, comme Bolitho l’avait espéré, l’aube d’un nouveau jour.

Tyrrell effleura le bord de sa coiffure :

— Nos hommes sont à bord, monsieur – il lui montra le pont où l’aspirant Heyward parlait à un officier marinier. Je les ai choisis moi-même, mais les volontaires ne manquaient pas.

Bolitho tendit l’enveloppe à un marin.

— Passez ça au canot.

Et il ajouta lentement à l’intention de Tyrrell :

— Allez prendre un peu de repos, j’ai besoin de réfléchir.

Un peu plus tard, Tyrrell était allongé dans une chambre abandonnée dont le plancher était couvert de coffres ouverts et de vêtements épars. Il entendit les pas de Bolitho qui arpentait le pont au-dessus de sa tête, un coup dans un sens, un coup dans l’autre. Il réfléchissait. Le rythme régulier finit par lui clore les paupières et il sombra dans un sommeil sans rêves.

Les jambes largement écartées, Bolitho se tenait à la poupe de la Royal Anne et il voyait pour la première fois de la journée son ombre se projeter sur le tableau. La nuit lui avait paru sans fin, mais tout semblait reprendre vie aux premières lueurs de l’aube, comme le premier acte d’un mauvais drame. Loin par le travers bâbord, il aperçut la pyramide de toile du corsaire qui restait volontairement au vent. Sa coque était encore noyée dans l’ombre, ce qui lui donnait une allure bizarre, et seule une fine moustache blanche indiquait que sa vitesse augmentait. Plus que trois milles.

Il tourna sa lunette de l’autre bord, en direction de la petite corvette. L’Hirondelle était encore plus près, mais paraissait pourtant plus petite.

Tyrrell vint le rejoindre.

— Le vent semble stable, monsieur, nord-noroît.

Il parlait à voix basse, comme s’il avait peur de troubler le calme du bord et les préparatifs du combat.

— Nous ferons route nordet, acquiesça Bolitho. C’est ce que l’ennemi doit imaginer.

Il s’arracha à la contemplation du corsaire et se retourna pour examiner le pont du bâtiment. La nouvelle voile de misaine tirait fort bien, de même que foc et brigantine. Le reste ne valait guère mieux qu’un étendage de haillons, et chercher à gagner un rhumb de mieux n’aurait été que pure perte de temps.

Tyrrell poussa un grand soupir :

— J’ai vérifié les pièces moi-même, elles sont chargées comme vous l’avez ordonné – il se gratta le ventre. Il y en a quelques-unes qui ont l’air tellement vieilles qu’on aurait peur de les voir se fendre en deux si on leur mettait double charge.

Bolitho se tourna vers l’arrière pour observer les deux bâtiments. Haussant un peu sa lunette, il parcourut lentement le pont de l’Hirondelle. Il distinguait quelques silhouettes, un marin solitaire assis sur un croisillon de hune. Plus à l’arrière, à la faveur d’un caprice du vent qui soulevait le bas de la grand-voile tel un tablier de meunier, il aperçut Graves, debout près de la barre, bras croisés, capitaine comme pas deux. Bolitho respira lentement : tant de choses dépendaient de Graves ! S’il perdait la tête ou ne suivait pas les instructions minutieuses qu’il avait écrites, l’ennemi s’emparerait des deux bâtiments pour le prix d’un seul. Mais Graves s’était bien tiré du premier acte. Il portait l’uniforme tout neuf de Bolitho, qui distinguait nettement les galons dorés en dépit du peu de lumière. Le capitaine ennemi allait se montrer méfiant, rien ne devait clocher, au moins au début. Dieu seul savait où les passagers avaient bien pu s’entasser et se cacher. Cela devait ressembler à un tombeau hermétiquement clos, véritable cauchemar pour ces femmes et ces enfants lorsque le combat aurait éclaté.

L’aspirant Heyward arriva à l’arrière :

— Tout le détachement d’abordage est paré, monsieur.

Comme Bolitho et Tyrrell, il s’était défait de son uniforme et paraissait plus jeune ainsi, en pantalon et chemise ouverte.

— Merci.

Bolitho remarqua qu’en lieu et place de son poignard d’aspirant Heyward avait trouvé plus convenable de porter l’un de ses précieux sabres.

Un bang : le boulet ricocha de crête en crête avant de s’écraser dans une gerbe d’embruns entre les bossoirs de l’Hirondelle et les siens. Simple coup de réglage ou déclaration d’intention, ou peut-être les deux, songea-t-il avec un peu d’amusement.

Par-delà l’eau qui les séparait, et dominant le bruit de la toile déchirée, il entendit le battement précipité des tambours et s’imagina la scène à bord de l’Hirondelle, où les hommes couraient aux postes de combat. Acte deux. Il vit la tache rouge du pavillon monter à la corne et sentit une boule dans sa gorge quand les sabords s’ouvrirent pour démasquer la ligne des pièces. Avec moins de la moitié de son équipage normal, Graves devait avoir enrôlé de force quelques marins du bâtiment marchand pour avoir mis en batterie de si belle manière. Mais il fallait que tout cela eût l’air absolument vrai, comme si la corvette se préparait à l’affrontement et essayait de défendre son encombrante conserve.

Un autre bang, ce boulet-ci plongea dans la mer à une encablure sur l’avant de l’Hirondelle.

Bolitho serra les mâchoires, Graves jouait finement. Si le vent choisissait ce moment pour tourner, il serait incapable de virer de bord et serait condamné à abattre avant de refaire une tentative.

— Il arrive, fit Tyrrell d’une voix rauque.

Les vergues de la corvette pivotèrent, le passavant sous le vent s’inclina davantage dans la houle et le bâtiment commença à remonter bâbord amures pour croiser devant l’étrave de la Royal Anne comme un terrier qui vole au secours de son maître. Des volées de pavillons montaient aux drisses, Bolitho se représentait Bethune harcelant ses aides pour hisser ce signal qui ne voulait rien dire. L’ennemi devait croire que l’Hirondelle se préparait à un combat à mort et ordonnait au bâtiment marchand de prendre la fuite.

La batterie avant du Bonaventure reprit le tir, et des gerbes d’embruns jaillirent devant la corvette, plus près cette fois. Graves était en train de réduire la toile pour dégager ses pièces des voiles, alors qu’il ne pouvait même pas en armer la moitié.

— T’es assez près comme ça, Hector, murmura Tyrrell entre ses dents ! Pour l’amour du ciel, ne lui donne pas de quoi bouffer !

Une grosse explosion se fit entendre et, bien que l’éclair du départ eût été masqué par la coque de l’Hirondelle, Bolitho devina qu’il s’agissait d’une pièce de chasse. Il vit le boulet tomber près de la dunette puis les langues de flammes orange de la corvette, qui répliquait.

Le hunier de misaine de l’Hirondelle fut pris d’un grand tremblement avant de s’incliner lentement sur l’avant dans une spirale de fumée noirâtre, les voiles carguées soulignant la chute ; le mât se cassa au niveau des croisillons et finit sa course dans la mer. Des trous apparurent dans les voiles, et Bolitho retint son souffle lorsque les filets de hamacs sous la dunette éclatèrent, frappés d’un coup direct.

L’ennemi était plus proche à présent, misaine gonflée tandis qu’il se ruait grand largue sur la corvette qui n’était plus qu’à deux encablures devant.

— Il est fait ! s’exclama Tyrrell, écrase ce type, il vire !

L’Hirondelle virait lof pour lof. Les mâts se courbèrent violemment sous la poussée du vent, les voiles claquant sous le violent effort qu’elles subissaient.

Le feu avait cessé : avec son cul tourné vers l’ennemi, la corvette ne présentait plus de cible. La misaine portait déjà à plein et, alors qu’on reprenait de l’erre, Bolitho vit les gabiers se ruer le long des vergues comme des insectes pour renvoyer de la toile qui se gonfla aussitôt. Près de la barre, Buckle était tellement à son affaire qu’il ne voyait même pas le gros bâtiment marchand passer sur leur arrière. En moins d’une minute, l’Hirondelle était loin devant les bossoirs, cap sur les premiers rayons de soleil qui pointaient d’un horizon immobile.

Bolitho avait la bouche sèche, les membres en coton, comme s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre, Le Bonaventure carguait sa grand-voile, démasquant une dunette énorme où les hommes faisaient de grands gestes en se moquant de la corvette qui prenait la fuite. Les insultes devaient fuser… Toute la fureur d’une bataille attendue se transformait soudain pour eux en une victoire facile et sans combat.

Bolitho s’approcha de la lisse et dit tranquillement :

— Souvenez-vous, monsieur Tyrrell, souvenez-vous bien. Nous devons la cribler de coups si nous y arrivons. Et, si une frégate en patrouille tombe dessus, elle finira la besogne – il lui saisit le poignet. Mais assurez-vous que les hommes jouent bien leur rôle. Si le Bonaventure se dégage un peu maintenant, il peut nous tailler en pièces le temps d’un souffle !

Le corsaire s’était rapproché et faisait route sur leur travers de manière à aborder la Royal Anne sur bâbord. Son capitaine était visiblement un marin consommé. Tous huniers cargués, il manœuvrait son bâtiment avec aisance et compétence, et conserverait certainement l’avantage du vent quoi que Bolitho pût tenter.

Une longue flamme jaillit d’une pièce et Bolitho sentit le boulet s’enfoncer dans les œuvres vives, faisant sauter des planches de bordé jusque sous ses pieds avec une rare violence.

Il apercevait des groupes d’hommes rassemblés à l’arrière de l’autre bâtiment, les éclairs réfléchis par les lunettes pointées sur eux, et devina qu’ils étaient en train d’examiner leur victime. Le bord avait repris l’aspect qu’il lui avait présenté à son arrivée : pavois endommagés et débris de gréement brisé un peu partout. Un panneau avait été laissé ouvert intentionnellement et plusieurs de ses hommes couraient dans tous les sens comme s’ils étaient dans la confusion la plus totale, tandis que Heyward, caché sous la dunette, réglait leurs mouvements.

— On y va !

Bolitho leva le bras et, l’une après l’autre, les pièces de six commencèrent à répondre à l’agresseur.

À l’arrière, un pierrier faisait un bruit d’enfer, mais sa mitraille tombait sans doute à l’eau sans faire de mal à quiconque.

La réponse ne tarda pas. L’un après l’autre, les canons du Bonaventure recommencèrent à bombarder le flanc de boulets qui s’enfonçaient dans la coque. Bolitho se félicitait d’avoir envoyé le gros de ses hommes se réfugier en bas, sans quoi ils se seraient fait massacrer. Des membrures et des planches volaient de partout, un marin partit comme un paquet de chiffons ensanglantés avant de jeter encore quelques coups de pied puis de mourir.

Stockdale, qui gardait les yeux sur Bolitho, le vit faire un signe de tête. Poussant un grognement, il jaillit sur le pont en brandissant son grand coutelas, tandis que Bolitho sortait son pistolet et lui criait après. Lorsque Stockdale fut arrivé près des drisses, il fit feu, priant le ciel que sa main fût assez ferme. La balle passa largement au-dessus de la tête du cuistot. Stockdale avait atteint son but : il trancha la drisse et le grand pavillon de la Compagnie dégringola pour tomber en travers de la lisse.

Au milieu du vacarme et des tirs, Bolitho entendit une voix venue de l’autre côté de l’eau, amplifiée et étrangement déformée par un porte-voix :

— Mettez en panne ou je vous coule !

À l’avant, Heyward poussait ses hommes à obéir. Un grand bruit de bois qui craquait, le bâtiment commença à lofer comme un ivrogne, voiles faseyantes et battant dans le plus grand désordre.

— Il va lancer ses grappins ! cria Tyrrell.

Les vergues du Bonaventure étaient pleines de monde et, alors que la grosse coque s’appuyait lourdement contre la muraille, Bolitho vit les grappins jaillir d’une bonne douzaine d’endroits à la fois. Les gabiers visaient les haubans et les vergues de la Royal Anne. Lorsque les deux bâtiments furent ligotés l’un à l’autre, Bolitho sut que le moment était venu.

— C’est le moment ! Repoussez l’abordage !

Poussant des hurlements de sauvages, les marins dissimulés jaillirent des deux panneaux et bondirent sur les pavois. Les coutelas et les piques commencèrent leur œuvre et ils abattirent plusieurs marins ennemis sans leur laisser le temps de comprendre ce qui se passait. Quelques minutes, non, quelques secondes plus tôt, la Royal Anne n’était encore qu’une prise à portée de la main, un bâtiment qui les avait atteints, pavillon amené par l’un de ses propres hommes d’équipage, Et alors, comme surgis de nulle part, les hommes de Bolitho commencèrent à passer par-dessus le pavois, couteaux brillant au soleil, dans un concert de vociférations.

Bolitho se rua à la lisse et tira au passage sur le cordon de mise à feu d’un pierrier. Le paquet de mitraille faucha tout un groupe d’hommes qui se tenaient sur le passavant du Bonaventure et les fit basculer comme un jeu de quilles.

Il se mit à courir avec le deuxième détachement, se jeta dans les haubans et commença à tailler à grands coups de sabre le bras d’un homme qui se trouvait en dessous de lui. On entendait des hurlements, des injures, le claquement des pistolets et le raclement de l’acier. Un homme tomba derrière lui avant de se faire prendre entre les deux coques comme un animal happé par un piège et de laisser des traces rosées dans l’eau qui bouillonnait dessous.

Bolitho était sur le pont de l’ennemi. Son bras ripa en frappant un homme ; il prit la garde dans la mâchoire et se retrouva dans la mêlée avec le reste des hommes. Un autre adversaire lui fonçait dessus, baïonnette en avant ; glissant dans une mare de sang, il prit la lame de Stockdale en travers de la nuque avec un bruit de hache qui frappe le billot.

— Coupez les haubans ! Foncez-leur dedans !

Il hurlait comme un dément. Une balle passa à le raser, il plongea quand une deuxième vint frapper un marin à la poitrine droit devant lui. Son cri se perdit dans le vacarme.

Il atteignit une échelle, dérapant dans le sang ; ses doigts sentirent une rambarde déchiquetée, peut-être l’impact d’un pierrier. Deux officiers repoussaient sur le côté des piques et des sabres en essayant de rallier leurs hommes de l’autre bord. Bolitho vit l’un des deux plonger son sabre dans la poitrine d’un bosco, dont les yeux se révulsèrent pendant qu’il s’affalait sur le pont. Il se retrouva en face de l’officier et ils commencèrent à ferrailler.

— Va au diable !

L’homme se baissa et se rua sur la gorge de Bolitho.

— Défends-toi donc pendant que tu es encore vivant, salopard !

Bolitho sentit un choc sur sa garde et repoussa l’homme. Il sentait contre lui sa chaleur, son souffle court.

— Rends-toi, par le diable !

La déflagration d’un pistolet, l’officier laissa tomber son bras, les yeux déjà vides. Une grande tache de sang s’étendait sur sa chemise.

Tyrrell recula et tira un second coup. Quand Bolitho se retourna, il aperçut son second, le visage crayeux.

— Je connaissais ce salopard, commandant ! Avant la guerre, c’était un enfoiré de négrier !

Mais il tomba sur un genou avec un cri, le tibia en sang. Bolitho le déhala sur le côté, faucha un marin qui arrivait en hurlant et lui plongea par deux fois son sabre dans le corps.

— Doucement !

Il jeta un regard désespéré par-dessus l’homme le plus proche. La plus grande partie du gréement ennemi avait été fauchée, mais l’attaque n’avait donné que d’assez maigres résultats et ses hommes tombaient tout autour de lui, leur ardeur ne suffisant plus à compenser l’infériorité numérique.

De tous côtés, il en avait du moins l’impression, mousquets et pistolets tiraient sans désemparer pour repousser les marins anglais. Heyward, qui essayait de protéger un blessé, hurlait comme un fou et tentait d’éloigner deux assaillants.

Comme dans le lointain, il aperçut le capitaine américain qui surveillait l’action de la dunette, un homme grand et bien fait qui se tenait immobile. On ne savait trop si c’était parce qu’il avait grande confiance en ses hommes ou bien si, encore stupéfait de l’assaut des Anglais, il ne parvenait pas à détacher d’eux ses regards.

Bolitho repoussa un coutelas et hurla de colère quand sa lame cassa à quelques pouces de la garde. Il cogna sur la tête de l’homme avec le bout qui lui restait et le vit s’écrouler, empalé sur une pique. Dans un demi-brouillard, il revit l’homme de Port-aux-Anglais qui lui avait vendu ce sabre. Par le diable, en voilà un qui n’était pas près de voir son argent.

— Vous savez ce que vous avez à faire ! cria-t-il à Stockdale.

Il dut le repousser, commença à s’éloigner du combat en se retournant malgré lui, les yeux pleins d’anxiété.

La voix déformée criait ; il vit le capitaine américain qui criait dans son porte-voix.

— Rendez-vous ! Vous en avez fait assez ! Rendez-vous ou bien vous mourrez !

Bolitho fit demi-tour. Son cœur battait la chamade. Il aperçut un jeune marin qui tombait sur le pont, la figure ouverte par un coup de couteau du menton à l’oreille.

Tyrrell se battait toujours en dépit de son genou blessé. Il cria soudain :

— Regardez ! Stockdale ! Il y est arrivé !

Une épaisse colonne de fumée noire sortait par le grand panneau de la Royal Anne. De plus en plus épaisse, elle finit par jaillir des coutures comme de la vapeur sous pression.

— Reculez-vous, les gars ! cria Bolitho à la cantonade. Reculez !

Les hommes passèrent comme ils purent par-dessus le pavois, tirant leurs blessés, portant ceux qui ne pouvaient même plus bouger. Ils n’étaient plus très nombreux, indemnes ou pas.

Bolitho s’essuya les yeux. Il traînait Tyrrell qui poussait des gémissements de douleur, mais il réussit vaille que vaille à le passer de l’autre bord. Il entendait des cris d’effroi derrière lui, des cliquètements d’acier : les hommes du Bonaventure tentaient frénétiquement de couper les grappins qu’ils avaient eux-mêmes mis en place avec tant de soin pour lier les deux bâtiments l’un à l’autre. Mais il était trop tard, depuis que Stockdale avait entamé le dernier acte, le plus risqué. Un peu de mèche, et le feu avait commencé à prendre dans la cargaison de rhum et les gros fûts d’alcool avant de se répandre par tout le bord à une vitesse terrifiante.

Les flammes jaillissaient des sabords et commencèrent à lécher le gréement du Bonaventure comme des langues vipérines. Les voiles tombaient en cendres, une grande nappe de feu engloutit enfin les deux coques dans un même brasier.

Bolitho baissa la tête : la seule chaloupe restante était toujours à la traîne depuis qu’il avait porté à Graves ses derniers ordres.

— Allez, les gars, abandonnez le bâtiment !

Quelques marins réussirent à descendre dans l’embarcation, les autres plongèrent tête la première et leurs camarades les aidèrent à se hisser à bord. Des morceaux de toile en feu, des cendres, des gerbes d’étincelles leur tombaient dessus, mais un matelot coupa la bosse et, à moitié aveuglés, ils s’emparèrent des avirons. Bolitho entendit une grande explosion, comme si la mer elle-même se soulevait.

La Royal Anne commença immédiatement à couler, ses mâts et ses vergues s’enchevêtraient dans ceux de son assaillant en lançant des flammes et des étincelles à des centaines de pieds d’altitude.

Il se tourna vers sa poignée d’hommes qui tiraient sur leurs avirons et prit la barre pour s’éloigner de l’incendie. La chaleur lui grillait le dos, la poudre sautait, les mâts tombaient à la mer, la cale de l’un des bâtiments s’ouvrit en deux dans un enfer de bruit et de flammes, la mer envahit la coque en rugissant. Il entendait tout et voyait comme s’il y était le trésor du général que quelqu’un retrouverait peut-être un jour au fond de l’eau.

Mais tout cela était du passé, ils avaient fait l’impossible et la Miranda était vengée.

Il regardait tristement ses hommes. À présent, leurs visages représentaient bien autre chose pour lui. Le jeune Heyward, amaigri et épuisé, qui tenait sur ses genoux un marin blessé. Tyrrell, un bandage sanguinolent autour de la jambe, les yeux clos pour supporter la douleur, mais qui gardait la tête droite comme pour capter les premiers rayons du soleil. Et enfin Stockdale, qui était partout : il posait des pansements ou de la charpie, donnait un coup de main à la nage, aidait à passer un mort par-dessus bord. Cet homme-là était infatigable, indestructible.

Il tendit la main et s’absorba dans la contemplation de ses doigts. Non, ils ne bougeaient pas, alors même qu’il avait l’impression que chacun de ses nerfs et de ses muscles était pris de tremblements. Il jeta un coup d’œil distrait à son fourreau vide, sourit un peu. Non, cela n’avait plus aucune importance.

Longtemps après, Bolitho ne se souvenait plus combien de temps ils avaient tiré sur le bois mort, combien de temps les deux bâtiments avaient mis à couler définitivement. Le soleil ajoutait à leurs souffrances et brûlait leurs membres épuisés. La cadence se fit plus lente, plus hésitante. Jetant un coup d’œil derrière lui, il vit la mer jonchée d’épaves et de restes humains. Mais le corsaire avait tout de même réussi à mettre une embarcation à l’eau, et il put remarquer, avant que la brume l’engloutît, qu’elle était bourrée à craquer de survivants. Peut-être, eux aussi, allaient-ils connaître le sort tragique de ceux de la Miranda.

Une ombre passa soudain sur son visage et, en levant la tête, il vit enfin les huniers de l’Hirondelle qui brillaient gaiement au soleil.

Ses compagnons regardaient, muets, incapables de comprendre même qu’ils avaient survécu.

Bolitho resta à la barre, les yeux mi-clos, et assura l’approche finale. Il y avait une rangée de têtes sur le pont et les passavants. LHirondelle était revenue le chercher, en dépit du danger et de la faible probabilité de voir son plan réussir. Quelqu’un les héla à travers l’eau :

— Ohé, du bateau ?

C’était sans doute Buckle, inquiet de savoir qui avait survécu. Stockdale se tourna vers Bolitho et le regarda d’un œil interrogateur. Quand il vit qu’il ne disait toujours rien, il se dressa et mit ses mains en porte-voix :

— Ohé, de l’Hirondelle ! Parés à accueillir votre capitaine ! Bolitho, ses dernières forces l’abandonnant, s’évanouit. Il était revenu.

 

Armé pour la guerre
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